La plantation symbolique d'une vigne glera à Prosecco en 2009 par la ministre de l'époque, Luca Zaia.

Prosecco : une brève histoire ?

Raconter une histoire simple et sans détour est toujours plus facile que de raconter une histoire non linéaire. Et elle l’est encore plus si elle commence par il était une fois.

Ce qui explique sans doute pourquoi, quand il s’agit de raconter les origines du Prosecco, nombreux sont ceux à parler d’un vin aux origines antiques, dont l’ancêtre était déjà très apprécié par l’impératrice Livie Julia Augusta. Les sites de tourisme, les maisons vinicoles vénitiennes, wikipédia… déroulent les étapes d’un parcours sans faute dont le protagoniste s’appelle Prosecco. ‘Il était une fois, dans la Roma antique, un vin très apprécié par la femme de l’empereur Auguste…’

Mais les ampélographes même les plus amateurs vous le diront, quand on parle de vins, de cépages, l’histoire est rarement simple et linéaire et conserve encore aujourd’hui une part de mystère propice aux interprétations. L’histoire du Prosecco n’échappe pas à la règle et la raconter implique nécessairement des détours. 

Mars 2009: le prosecco devient glera.

L’histoire que j’ai choisie de raconter ne commence pas par il était une fois. Et la date annoncée indique clairement que l’histoire ne débutera pas non plus par une ellipse temporelle nous ramenant à l’antiquité.

Au moment où j’écris, avec un peu d’effort et quelques imprécisions, je pourrais décrire ce que je faisais cette année-là. 

Je me rappelle entre autres avoir préparé et servi à ma sœur ainée son premier spritz. J’avais ramené dans ma valise une bouteille de prosecco et une bouteille d’Aperol. Elle avait tout de suite tronqué mon enthousiasme et avait simplement répondu ‘bah, c’est un kir, quoi’.

C’était sans doute trop tôt. 

Son second spritz viendrait quelques années plus tard et serait celui-là, le premier d’une longue série.

Un verre d'Aperol Spritz
Le fameux verre d’Aperol Spritz préparé en 2009

Le 27 mars 2009, la Gazzetta Ufficiale annonce l’insertion au registre officiel des noms Glera et Glera Lunga comme synonymes de Prosecco B et Prosecco Lungo B

Le fait semble mineur, il s’agit simplement de l’enregistrement officiel de deux synonymes d’un nom de cépage. Le ministre des Politiques agricoles à l’époque, Luca Zaia n’hésite pourtant pas à souligner l’importance de l’annonce. Je le cite : “la reconnaissance aujourd’hui du synonyme Glera pour la variété de vigne Prosecco est un pas de plus vers la protection d’un des produits les plus extraordinaires de notre agroalimentaire”.

Le 27 mars 2009, la Gazzetta Ufficiale annonce l’insertion au registre officiel des noms Glera et Glera Lunga comme synonymes de Prosecco B et Prosecco Lungo B.  Alla sezione I vengono inoltre inseriti, per la varieta' di seguito elencate, i seguenti sinonimi:    Terrano N. (233), sinonimo Lambrusco dal peduncolo rosso;    Prosecco B. (200), sinonimo Glera;    Prosecco lungo B. (359), sinonimo Glera lunga;
L’annonce officielle du changement de nom du cépage prosecco.

Le Prosecco, la genèse du succès

Reprenons le contexte : début des années 2000, le succès commercial et international du Prosecco ne cesse de croitre et la seule zone de production des collines de Conegliano et Valdobbiadene ne suffit plus à satisfaire la demande. Il faut l’agrandir.

Autre constat : Il entraine dans son sillage un nombre de plus en plus important de vins blancs Prosecco provenant d’autres régions d’Italie mais aussi de l’étranger et qui profitent de la notoriété du vin vénitien. En 2005, un Prosecco brésilien obtient la Grande Mention au Concours œnologique International du Vinitaly, le ‘Prosecco vinho fino branco espumante brut natural Serra Gaucha’. En 2006, une entreprise tyrolienne commercialise un Prosecco dont le lancement est accompagné d’une campagne très largement médiatisée tant pour le choix de l’ambassadrice – Paris Hilton en maillot de bain rouge- que pour le choix de la confection en canette.  Et oui, le prosecco étant un cépage, tout le monde peut donc produire et commercialiser du vin de ce cépage et l’appeler Prosecco. 

Publicité pour le Prosecco Rich représentant la testimonial Paris Hilton en maillot de bain rouge
Vous me pardonnerez bien la faible résolution de l’image?

Il devient nécessaire de faire reconnaitre le caractère unique et identitaire du vin des collines de Conegliano Valdobbiadene.

Un problème se pose cependant.

Appellations : territoire Vs. cépage

L’identité du vin et son succès sont étroitement liés à l’utilisation du nom Prosecco, qui est le nom du vin de l’appellation mais aussi le nom du cépage.

Pour mieux comprendre, imaginons un instant que l’identité et le succès du Champagne soient fondés uniquement sur le nom du cépage chardonnay : il serait difficile de faire valoir son unicité face aux vins issus de chardonnay provenant d’autres régions vinicoles. 

Or, les appellations au niveau européen sont liées au territoire. Seule la zone géographique peut être protégée, pas le nom d’un cépage. Tout le monde peut donc produire du vin issu du cépage prosecco et le nommer Prosecco, bénéficiant ainsi du succès de l’appellation.

Pour reprendre l’exemple précédent, l’appellation Champagne est protégée, le chardonnay, non. On ne peut pas produire du Champagne ailleurs qu’en Champagne.

Vous me suivez ? 

L’appellation Prosecco di Conegliano Valdobbiadene créée en 1969 est bien ancrée au territoire des villages de Conegliano et Valdobbiadene, mais c’est le nom Prosecco que les consommateurs entendent et retiennent. Et on comprend facilement pourquoi le nom Prosecco a pris le pas sur celui de l’appellation. C’est un mot court, musical, facilement prononçable dans pratiquement toutes les langues. 

Il n’est donc pas question de changer une identité commerciale déjà établie et reconnue, ce qui représenterait un travail dispendieux en plus d’être une opération risquée.

Comment donc conserver l’usage du nom Prosecco, en obtenir l’exclusivité et cerise sur le gâteau, élargir la zone de production pour satisfaire une demande toujours croissante ? 

Le cépage change de nom

C’est là qu’intervient la citation de la Gazette officielle et le subtil jeu de glissement sémantique dont elle témoigne : le cépage prosecco change officiellement de nom et devient glera. 

Pour tout le monde, pour tous les viticulteurs italiens et tous les viticulteurs européens qui cultivent déjà le cépage prosecco. 

Pour le reste du monde, c’est une autre histoire, qui mérite aussi d’être racontée et qui voit le cépage prosecco protagoniste d’un voyage autour du globe. 

Si le cépage n’est plus prosecco, l’appellation jusque-là nommée Prosecco di Conegliano Valdobbiadene doit encore justifier devant une commission de Bruxelles l’exclusivité de l’usage du nom pour le vin produit dans la zone Doc. Elle doit démontrer le lien entre l’originalité et la typicité du vin nommé Prosecco et la zone géographique de production et son histoire. C’est la notion de territoire qui est à la base du concept des appellations d’origine. 

Usage exclusif du nom Prosecco : comment le justifier

Démontrer le caractère vinicole des collines n’est pas un problème. Justifier en revanche l’exclusivité de l’usage du nom Prosecco s’avère être un exercice historique un peu plus compliqué, d’autant plus qu’un petit village situé à 134km de Conegliano, dans une autre région vinicole, s’appelle Prosecco.

Sachez que l’exercice a été résolu avec brio par Zaia et ses équipes, autrement vous n’auriez peut-être pas eu si souvent l’occasion de boire du Prosecco

Le caractère vinicole des collines de Conegliano et Valdobbiadene n’est plus à démontrer. D’ailleurs la zone n’aurait pu obtenir sans cela le statut de Doc en 1969. On peut reprendre ici toutes les informations mentionnées sur les sites du consortium, sur les sites de tourisme, sur les sites des maisons vinicoles. Les collines de Conegliano et Valdobbiadene peuvent témoigner d’une viticulture présente et démontrée depuis l’Antiquité

  • Une stèle funéraire rappelle les propos d’un centurion romain, mentionnant ‘les vendemmiales’, les célébrations données à l’occasion des vendanges. 
  • Au VI siècle, l’évêque de Poitiers Venanzio Fortunato (530-607) décrit les collines de Valdobbiadene dont il est originaire, comme un lieu où la vigne pousse sous les hautes montagnes, où une verdure luxuriante protège les zones arides : “Quo Vineta Vernatur, Sub Monte Jugo Calvo, Quo Viror Umbrosus Tegit Sicca Metalla”.
  • Une fresque du XII siècle ‘Il Cristo della Domenica’, peinte sur la façade extérieure de la Pieve di S. Pietro di Feletto témoigne du rôle de la viticulture dans la vie quotidienne. Elle est un rare exemplaire de ce qui était une pratique courante : ces fresques, traditionnellement flanquées aux parois extérieures des paroisses -ce qui explique pourquoi peu nous sont parvenues- servaient de manifeste instructif pour transmettre un message simple et compréhensible à l’attention des paroissiens. La fresque du “Christ du dimanche” préconise le repos dominical :  le Christ souffre de l’usage des outils de travail le dimanche et qui lui infligent de multiples blessures. Ce qui nous intéresse ici est clairement la nature des outils liés pour la plupart au travail de la vigne
  • En 1574, Henri V de Pologne, futur Henri III de France, aurait abondamment bénéficié des bienfaits des vins blancs des collines mis à disposition par la communauté de Conegliano lors de son passage.

On parle de vignes, on parle de vin, on parle des collines de Conegliano Valdobbiadene. Mais on ne parle pas de prosecco, ni du vin, ni du cépage.

Il faut attendre 1772 soit deux siècles après pour voir apparaitre la première citation attestée de la présence du prosecco à Conegliano. 

Des références historiques antécédentes mentionnant le prosecco existent pourtant.

Les origines du cépage prosecco

Les premières références historiques datent du 13ème siècle, à cheval donc entre le Christ du Dimanche et la cuite historique d’Henry III et ne concernent pas les collines de Conegliano Valdobbiadene. Les citations –Prosech, Prosecum, Prosecho– font référence à un village et son vignoble de l’actuel Frioul Vénétie Julienne, entre Duino et Trieste.

Un vignoble sur l’adriatique

Ce vignoble est connu depuis longtemps. Il s’étend sur des coteaux au sol particulièrement propice, face à la mer et protégés du vent froid de la Bora -un vent qui descend des montagnes karstiques le long du golfe de Trieste et des côtes de l’Adriatique-. Le vin qui en est issu est très apprécié et la production est soumise à de nombreuses taxations imposées par Venise dès 1202 : il fait partie notamment des hommages annuels que la ville de Trieste envoie à la République de Venise.

Ce vin blanc moelleux produit de la surmaturation des grappes est appelé “Ribuolla” ou “Raibiola”. 

Bien que le nom soit similaire à celui de la moderne ribolla, un autre cépage du Frioul, il est probable que le vin ait été élaboré à partir de plusieurs cépages blancs implantés sur le même vignoble. Le vin connait un grand succès. 

Le toponyme Proseccho est cité pour la première fois dans un acte de 1289 et concerne la gestion d’un vignoble accordée à Romano, fils d’un certain Michaelis de Prosecho. Des documents datant de 1311 témoignent de l’existence de vignobles appartenant aux seigneurs “de Prosecho”.

Le vignoble ne cesse de croitre et pour contrôler les terres et le transit de la marchandise, le village est doté d’un château, Castrum montis Collani ou château de Moncholano. En 1382, Trieste passe aux mains autrichiennes et le château apparait dans les actes autrichiens sous le nom à consonance slovène : Prossek. Les deux noms cohabitent quelques temps, puis celui de Moncholano disparait et le château devient définitivement château de Prossek, italianisé en château de Prosecco.

L’activité du vignoble, toujours très rentable, continue d’être l’objet de taxation de la part cette fois des Autrichiens qui, pour éviter tous risques de contamination, interdisent entre autres l’introduction d’autres cépages. 

Le compte est presque bon : une forte tradition vinicole, un toponyme, un village. Le seul problème, 134km séparent le village de Prosecco de Conegliano.

Et si vous avez bien suivi, l’impératrice Livie n’a pas encore fait son apparition dans mon récit.

L’histoire est loin d’être finie.

Bonomo : un génie clairvoyant

Un vin très apprécié, un vignoble contrôlé et donc probablement théâtre de sélections et d’améliorations, un château emblématique et Venise comme plateforme de rayonnement.

Sans oublier le nom Prosecco/Prossek facilement reconnaissable et adopté déjà dans deux langues.

Tous les éléments sont réunis pour en faire un succès commercial, ce qui n’échappe pas à Pietro Bonomo diplomate, conseiller de la cour et évêque de Trieste à partir de 1502 qui justement possède d’importants vignobles près du château. Bonomo comprend l’importance de protéger l’identité de son vin et profite de sa position pour délimiter la zone de production pouvant porter le nom Prosecco, créant ainsi une véritable AOC avant l’heure. La zone de production s’étendait sur une zone comprise entre le village de Prosecco et le petit port de Santa Croce, sur les terrasses aménagées sur les coteaux face à la mer. Bonomo est un homme de lettres et de grande culture, il a étudié le Naturalis Historia de Pline l’Ancien (23 – 79 ap. J.-C.), un ouvrage encyclopédique en 37 livres sur les sciences naturelles dont la première édition imprimée est réalisée à Venise par les frères Giovanni et Vindelino da Spira en 1469. Le passage qui retient l’attention de Bonomo se trouve dans le livre III dédié à la géographie et décrit le vignoble du Castrum Pucinum près de la source du fleuve Timavo, sur les rives de la mer Adriatique, près de l’actuelle commune de Duino. De ces vignobles provient le Pucinum, un vin à la production limitée mais très apprécié par Livie nous y sommes. La seconde épouse d’Auguste le fait venir du nord de l’Italie jusqu’à Rome. La longévité de Livie sera légendairement attribuée aux vertus médicinales de ce vin Pucinum qu’elle consomme tous les jours. 

Le Castrum Pucinum n’existe plus depuis longtemps à l’époque de Bonomo, et bien que les indications fournies par Pline semblent désigner un autre emplacement, les similitudes sont suffisamment nombreuses pour permettre à Bonomo de saisir l’opportunité et de réaliser ce qui s’avère être une véritable opération de marketing avant l’heure. Le coup est particulièrement bien réussi puisqu’encore aujourd’hui, le mythe est amplement véhiculé.

Branding :  le vin jusqu’alors connu comme “Ribuolla” ou “Raibiola” change de nom et devient Prosecco

Story-telling :  le château de Prosecco n’est autre que le Castrum Pucinum décrit par Pline (peu importe que le château ait été construit au 13ème s., sur un malentendu, ça peut toujours marcher…), le vin des vignobles de Prosecco est donc l’héritier direct du vin Pucinum, l’élixir de longue vie tant apprécié par Livia.

Marketing : après avoir renforcé le caractère géographique et territorial du vin, après avoir créé la légende en dotant son vin d’un ancêtre illustre, Bonomo utilise sa position d’évêque pour faire connaitre et distribuer son vin.

L’opération est un succès. L’histoire sera reprise et partagée par tous les érudits de l’époque et beaucoup de citations véhiculent encore aujourd’hui l’information. Il suffit d’ouvrir Wikipédia.

Comme en 1551, Volfango Lazio, médecin, historien et géographe parle du Prosecco, qui fut sans doute le Pucinum de Pline. “…atque toto isto litore vineta sunt electissima et ubi optimum Rifolium vino precipue Prosecchi nascitur, quod dubio procul Pucinum illud Plinii fuit…”

Com. Reip. 1 XII

Ou encore en 1617, l’anglais Fynes Moryson publie le récit de son voyage en Europe continentale et de son séjour en Italie.

“Histria is devided into Forum Julii, and Histria, properly so called (…). Here growes the wine Pucinum, now called Prosecho, much celebrated by Pliny” “L’Histrie est divisée entre le Forum Julii, et l’Histria proprement dite (…). C’est là que pousse le vin Pucinum, aujourd’huin appelé Prosecco, tant célébré par Pline”
(Moryson, vol. IV, pp. 80 e 103.)

Le cépage voyage

Au début du XVIIIe siècle, à Trieste, le vignoble de Prosecco cède le pas à l’urbanisation et le château tombe lentement en ruine. Le vin Prosecco est pourtant encore très apprécié -c’est un vin doux avec une forte teneur en alcool provenant de Gorizia et du reste du Frioul. C’est à cette époque que le cépage commence à voyager par le biais d’entrepreneurs désireux de reproduire le succès du vin dans d’autres régions ou d’améliorer la qualité de vins déjà produits. 

Dans la partie nord du Frioul : à Lucinico et Podgora, Ferdinando Giuseppe d’Attems importe des vignes de prosecco obtenant un vin jeune au goût doux et délicat très apprécié.

A 100km au sud-est de Conegliano : sur les Monts Bériques, un noble chanoine nommé Jacopo Ghellini produit un vin de qualité, vanté par le poète Aureliano Acanti dans des vers passés à la postérité dans ‘Il Roccolo, Ditirambo’, en 1754.

“Et maintenant je veux immoler mon bec avec ce Prosecco mélaromatique. Di Monteberico questo perfetto Prosecco eletto ci dà il splendida Nostro Canonico” et bien que le vin ait été déclaré “un peu brumeux et trouble” il a été défini comme “un baume pur et sain, tapageur, exaspérant qui ne pouvait être changé par l’Ambroisie des Dieux”.

Le prosecco à Conegliano

Retour en 1772, à la première citation attestée de la présence du prosecco sur les collines de Conegliano.

Lors d’une conférence à l’Académie de Conegliano dont le contenu est reporté dans le huitième numéro du Giornale d’Italia, Francesco Maria Malvolti parle de la qualité de la viticulture locale notamment du cépage prosecco sur les collines de Conegliano Valdobbiadene. “Qui ne sait pas combien sont exquis nos marzemini, bianchetti, prosecchi, moscadelli, malvasie, grossari et autres, qui sont produits dans diverses parties de ces collines, quand ils sont faits avec le plus grand soin requis par la qualité des raisins et du terrain sur lequel ils sont produits”. 

Le prosecco est donc arrivé sur les collines de Conegliano-Valdobbiandene. Sa présence à partir de là est de plus en plus mentionnée. Ses origines frioulanes ne sont pas ignorées : il continue d’être considéré comme l’héritier du Pucinum -la communication de Bonomo démontre encore son efficacité- et il est aussi fréquemment associé à d’autres cépages originaires du Frioul

Le prosecco est aussi mentionné dans un catalogue des vignes cultivées sur les collines de Conegliano Valdobbiadene. Publié en 1823, il fait état du recensement mené par le comte Pietro di Maniago à la demande de la Maison d’Autriche, désireuse de connaitre avec précision le patrimoine viticole vénitien et frioulan.

Maniago cite les cépages Perella, Pignoletta bianca, Verdisa lunga (strascalone), dell’Occhio, Marzemino nero et Prosecco. Parmi ces derniers, il distingue deux types : Prosecco minuto ou slungo : plante peu vigoureuse avec des pousses à nœuds épais, des grappes peu ailées et longues mais épaisses. Baies à la peau épaisse et dure, sucrées et savoureuses mais de taille inégale. Proseccon ou Prosecco tondo : plante vigoureuse aux rameaux densément noués et aux grappes longues et ailées. Grosses baies à la peau épaisse, dure mais douce. 

On retrouve le prosecco parmi les cépages cités par Giovanni Battista Semenzi dans un portrait de la province de Trévise établi en 1850. Semenzi décrit les collines de Conegliano où sont cultivés “les raisins qui produisent les exquis vins blancs verdise, prosecca et bianchetta”, qui constituent aujourd’hui encore l’assemblage de Conegliano Valdobbiadene.

Prosecco, protagoniste des collines de Conegliano

Comment passe-il protagoniste des collines de Conegliano ? 

En 1863, se tient à Udine “La Mostra d’Uve ” littéralement l’exposition des raisins. Cette exposition de 300 variétés de raisins, met en relief la nécessité de restreindre le nombre de cépages en sélectionnant les meilleurs et atteindre un degré d’excellence dans la production. Le nombre de cépages cultivés sur une parcelle nait de plusieurs nécessités, le concept de mono-cépage est très récent. Les cépages étaient mélangés durant la vinification et avoir plusieurs cépages de maturité différente, de résistance différente permettait d’avoir toujours une quantité assurée en cas d’intempérie ou de maladie. L’exposition est suivie d’une campagne de modernisation des vieux vignobles en les remplaçant par des vignobles de meilleure qualité. 

A cette époque, Marco Giulio Balbi Valier s’intéresse tout particulièrement au prosseco. Balbi décrit ses vignobles, situées à Pieve di Soligo, entre Conegliano et Valdobbiadene : ‘un quart de la susdite Pertiche cen.380, sans pouvoir en préciser la quantité exacte, est tout vignoble, que j’ai planté de vignes Prosecche, plus sûres et plus fertiles que toute autre qualité, et qui donnent un vin blanc de très bon choix, plein de grâce et de force”. Le prosecco dont parle Balbi est un clone qu’il a lui-même isolé et sélectionné et qui est encore connu aujourd’hui sous le nom de “Prosecco Balbi“. 

Angelo Vianello, professeur d’agriculture et Antonio Carpenè, professeur de chimie, connaissent bien eux aussi les collines de Conegliano. Conscients de leur potentiel et de la mutation du marché vinicole en cours, ils encouragent les paysans à reconsidérer la culture de la vigne jusque-là destinée à un usage domestique, à mettre en application de nouveaux traitements. Les résultats sont prometteurs, en 3 ans la qualité et le rendement s’en trouvent améliorés. Ils favorisent aussi l’uniformisation de l’encépagement pour faciliter l’industrialisation et c’est à ce moment que le prosecco devient protagoniste incontesté, au détriment de la diversité et des autres cépages boschera, bianchetta… 

À cette époque à Conegliano, le prosecco est encore un vin tranquille mais ne tardera pas à changer de nature et devenir le vin mousseux que l’on connait.

Faisons à nouveau un bref retour en arrière. 

Prosecco: de vin tranquille à mousseux

Le début du XIXème siècle correspond à un changement aussi bien dans les goûts des consommateurs et que dans les moyens industriels à disposition. La mode des vins effervescents est très en vogue et les tentatives de refermentation avec prise de mousse en utilisant les cépages les plus variés naissent sur tout le territoire italien, du Piémont à la Sicile. 

Les premiers témoignages de Prosecco effervescent nous renvoient à Trieste, en 1821soit près d’un demi-siècle avant la sélection clonale de Balbi et les premières tentatives d’Antonio Carpenè, considéré comme le père du Prosecco dans sa version moderne-. Un voyageur allemand décrit un vin effervescent “dans une bouteille de champagne et avec le bouchon fermé par un fil de fer”, des caractéristiques très différentes de celles du vin connu quelques années auparavant. Ce vin similaire au champagne est probablement le résultat d’expériences menées pour satisfaire la grande communauté française de Trieste où les bonapartistes s’étaient réfugiés après la défaite finale de Napoléon : le Prosecco a changé de nature pour s’adapter aux nouveaux besoins du marché, tout en conservant sa dénomination. À partir de là, presque toutes les autres citations du Prosecco de la région de Trieste parlent de vin mousseux. Les premières citations font référence à un Prosecco effervescent résultat d’une vinification encore approximative et maladroite. Elles laissent peu à peu la place à des critiques plus favorables : en 1852 un guide allemand de l’Italie du Nord (Kohl 1852, II, 69) ‘Proseco : il s’agit d’un vin léger, légèrement pétillant et servi comme le champagne, qui a de nombreux amateurs aujourd’hui’. La nouvelle typologie est également mentionnée dans les guides Baedeker en allemand, français et anglais (Baedeker 1855, 221 ; 1860, 174 ; 1868,346) : ‘Triest/Trieste : Prosecco, un vin ‘mi-mousseux, d’un gout agréable’.

Extrait de la revue Terre Friulane Décembre 2019
L’excellent article de Fulvio Colombo, ‘Trieste 1821, burro, prosciutto e Prosecco’ publié en 2019 sur Terre Friulane

Retour à Conegliano, en 1868. 

Balbi vient tout juste de sélectionner un clone prosecco Balbi. La même année, Antonio Carpenè fonde à Conegliano la “Società Enologica Trevigiana“, une société vinicole créée pour diffuser les nouvelles connaissances dans les domaines de l’agriculture, de la chimie et de l’œnologie. C’est le début en Italie des tentatives d’élaboration d’un système de traitement des vins mousseux en autoclave, toujours pour répondre à la demande croissante du marché.  Carpenè s’y essaye lui aussi et met au point une méthode brevetéeSystème Carpenè pour la production de vins mousseux“, similaire à celle mise au point par Martinotti à Asti et plus tard par Charmat. Carpenè et Martinotti échangeront longuement sur les développements de leurs projets respectifs. 

Pendant ce temps, toujours sous l’influence de Carpenè, la métamorphose du Prosecco de Conegliano suit son cours. La culture paysanne, artisanale et empirique cède la place à une viticulture moderne et organisée et le vin local, initialement destiné à la consommation domestique commence à être vinifié selon des critères plus élevés. Les résultats arrivent et Carpenè est en mesure de présenter un Prosecco tranquille à l’expo de Vienne de 1873, en tant que directeur technique de la “Treviso Wine Company”. Trois ans plus tard, il fonde la première école d’œnologie en Italie à Conegliano, démonstration évidente du potentiel prometteur de la région.

En 1878, Carpenè participe à nouveau à l’Exposition universelle de Paris et y présente cette fois une version effervescente du Prosecco.

Intéressant la façon dont le vin est promu à l’époque : en 1880, Carpenè le commercialise sous le nom de “champagne italien”. Ce n’est qu’au début du XXème qu’il reprend le nom de Prosecco.  

Le Prosecco commence à s’imposer sur le marché italien entre les deux guerres. En 1931, le premier guide gastronomique du Touring Club le mentionne : ” Le Prosecco, ainsi que le Verdiso, sont traités industriellement aussi bien à Conegliano qu’à Valdobbiadene, donnant lieu à d’excellents vins mousseux, dignes d’être servis sur n’importe quelle table, et largement exportés même vers des pays plus lointains “. Il est devenu très populaire avec les campagnes publicitaires des années 1960.

En 1962, la création du Consortium pour la protection du Prosecco di Conegliano e Valdobbiadene pose les bases de la future DOC.

En 1966, les collines du Prosecco accueillent la première route des vins italiens, un itinéraire le long de tous les vignobles de Conegliano-Valdobbiadene, la zone la plus noble et la plus traditionnelle du Prosecco qui reçoit en 1969, la Dénomination d’Origine Contrôlée

Retour en 2009.

Le cépage a officiellement changé de nom.

Le 5 août, entouré de journalistes et de politiques locaux, au milieu des friches des anciens vignobles en terrasse du village de Prosecco, Luca Zaia s’apprête à planter un sarment de glera.

Les vignobles organisés en terrasse, soutenus et délimités par des murs secs en pierre, ont été abandonnés progressivement au siècle dernier : le phylloxera, les conditions extrêmes d’une culture héroïque, les raisons socio-économiques du lendemain de la seconde guerre mondiale ont en effet eu raison de la viticulture locale. 

Mais le geste du ministre de l’agriculture n’est pas seulement un encouragement à la reprise d‘une activité autrefois florissante.

Le geste de Zaia a une valeur hautement symbolique et permet d’illustrer une campagne de communication internationale visant à faire reconnaitre la légitimité de l’usage exclusif du nom Prosecco et de l’extension de la zone de l’appellation vénitienne au Frioul-Vénétie Julienne.

La plantation symbolique d'une vigne glera à Prosecco en 2009 par le ministre de l'époque, Luca Zaia.
Le ministre de l’agriculture italien Luca Zaia, sous le feu des photographes, plante un sarment de Glera à Prosecco. Nous sommes le 4 août 2009.

La zone de production est élargie aux deux régions Vénétie et Frioul-Vénétie Julienne. Elle est protégée sous la tutelle de la Communauté européenne à travers deux appellations : Prosecco Doc et Prosecco Superiore Docg sur les collines de Conegliano, Valdobbiadene et Asolo.

Le territoire du Prosecco est à l’aube de devenir le vin italien le plus consommé au monde.

Épilogue

Juillet 2019, 10 ans plus tard, à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan.

La 43e session du Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO reconnait les collines du Prosecco de Conegliano et Valdobbiadene comme “paysage culturel de valeur mondiale”.

C’est le 4ème paysage viticole après les paysages du Piémont de Langhe-Roero et Monferrato, la Val d’Orcia et l’alberello de Pantelleria et le 55ème site culturel italien inscrit sur la liste des patrimoines.

Le Colline del Prosecco di Conegliano e Valdobbiadene (Italie) – Situé dans le nord-est de l’Italie, le site comprend une partie du paysage viticole de la zone de production du vin Prosecco. Le paysage est caractérisé par des collines en dos d’âne, des ciglioni (petites parcelles de vignes sur d’étroites terrasses herbeuses), des forêts, des petits villages et des terres agricoles. Pendant des siècles, ce terrain accidenté a été façonné et adapté par l’homme. Depuis le XVIIe siècle, l’utilisation des ciglioni a créé un paysage particulier en damier composé de rangées de vignes parallèles et verticales aux pentes. Au XIXe siècle, la technique de la bellussera, qui consiste à palisser les vignes, a contribué aux caractéristiques esthétiques du paysage.

La description officielle de l’Unesco célèbre les vignobles élevés sur les pentes herbeuses et les terrasses aménagées au fil des siècles par le travail d’agriculteurs héroïques qui ont su préserver un paysage à la conformation géomorphologique si particulière.

Les collines de Farra di Soligo
Farra di Soligo